CONTENTIEUX MEDICAL

L'avis médical privé du médecin : entre utilité et danger !

L'avis médical privé du médecin : entre utilité et danger !

 

Le contentieux médical révèle une pratique très en vogue aujourd'hui  - quoique fort ancienne -  de l'avis médical spécialisé que peut donner un médecin dit « de recours »  à la demande, bien souvent sur les conseils d’un avocat, d'un patient - ou de sa famille – pour s'assurer du succès d'une action judiciaire contre son propre médecin.

Madame Sophie-Justine LIEBER[1] rappelle que le médecin de recours « exerce un rôle de conseil et d’accompagnement auprès de son "client", qui n’est pas son patient, afin notamment de veiller à une évaluation correcte des différents postes de préjudice ». Elle souligne à juste titre que « cette fonction n’est définie ni régie par aucun texte. Le médecin de recours ne dispose donc d’aucun statut particulier ou de prérogatives propres, contrairement au médecin du travail. Et, contrairement aux médecins experts, ils ne sont pas mandatés par des institutions judiciaires. Dans ces conditions, la CDN [Commission de Discipline Nationale] ne nous paraît pas avoir commis d’erreur de droit en se plaçant dans le droit commun des obligations déontologiques »[2].

L'américanisation du contentieux médical français et la banalisation de la vindicte populaire de plus en plus médiatisée contre les professionnels de la médecine expliquent la démultiplication de cette pratique de l'avis médical privé. Ce dernier, il faut bien l’avouer, est fréquemment le fruit des conseils d'avocats dont la responsabilité médicale est la spécialité sinon, pour certains d'entre eux, un véritable fonds de commerce.

En réalité, et il ne faut pas se voiler la face, l'obtention d'un tel document avant l'engagement d'un procès est bien une précaution prise par l'avocat du plaignant dont la finalité est double. D'une part, rassurer le client sur les chances de succès d'un procès contre le praticien dont la responsabilité professionnelle est envisagée (« face émergée » de la précaution) ; et d'autre part, compte-tenu de la complexité de la matière médicale conjuguée à l'aléa du procès judiciaire, éviter le « retour de flamme », c'est à dire la recherche de la propre responsabilité de l'avocat[3] par le client fort mécontent, cette fois, d'un échec judiciaire (« face immergée » de la précaution) !

Si l'avis médical est donné par un praticien de la spécialité de celui dont la responsabilité est recherchée – ce qui devrait être systématiquement le cas, mais qui ne l’est pas toujours -, s'il est objectif, fondé sur l'ensemble du dossier médical - et pas seulement sur des affirmations du patient et/ou sur un dossier médical incomplet - et s'il reste éminemment technique tout en ne reposant pas sur des considérations déontologiques ou autres, son utilité pour la solution du litige est alors réelle. D'ailleurs, le juge prendra bien souvent en considération un tel document dont l'objectivité du contenu est avérée pour ordonner une expertise judiciaire avant-dire droit. De même qu'il pourra, dans le cadre d'une instance en cours, s'appuyer sur un tel document – même non contradictoire -, par exemple pour ordonner un complément d'expertise ou une contre-expertise judiciaire. 

Malheureusement, beaucoup trop de médecins de recours produisent des avis ne respectant pas toujours les principes essentiels d’objectivité et de confraternité précités. De sorte que leurs auteurs courent alors le risque de poursuites disciplinaires. En effet, l'article R. 4127-28 du code de la santé publique dispose que " La délivrance d'un rapport tendancieux ou d'un certificat de complaisance est interdite ". L'article R. 4127-56 alinéa 1er du même code dispose par ailleurs que " Les médecins doivent entretenir entre eux des rapports de bonne confraternité "  et "que ces obligations déontologiques s'imposent à tout médecin, y compris celui qui est librement sollicité par un particulier en vue d'apporter son concours, par des analyses ou des conseils, dans le cadre d'un litige ou d'une expertise."

Dès lors que l'avis technique peut être considéré comme tendancieux, le médecin de recours peut donc faire l'objet de poursuites disciplinaires à l'initiative du confrère dont il a conclu - ou suggéré - que la responsabilité professionnelle, voire disciplinaire, pouvait - ou devait - être engagée.

Autrement dit, ce n'est pas parce qu'un médecin libéral ou hospitalier intervient à titre privé à la demande d'une partie – ou de son avocat - dans le cadre d’une expertise en cours ou d'un litige - né ou à naître - qu'il peut s'affranchir des règles déontologiques de la profession, et plus précisément et surtout, du principe de confraternité. Comme l'a très justement rappelé Madame Sophie-Justine LIEBER[4], le médecin de recours reste soumis aux règles du droit commun des obligations déontologiques.

Selon la jurisprudence, l'avis médical du médecin de recours devient tendancieux lorsque le rédacteur ne se limite pas à des constatations objectives et qu'il induit la responsabilité professionnelle - voire déontologique -  de son confrère. C'est, comme l'a encore rappelé le Conseil d’État en Chambres réunies le 18 juillet 2018, procéder « à des affirmations inexactes, [faire] état de vérités tronquées, [donner] pour établis des faits qui ne l’étaient pas, ou à l’inverse, [présenter] comme hypothétiques des faits dont la réalité était incontestable »[5].

A titre d’exemples, et sans être exhaustif, ont été considérés par le Juge comme « tendancieux »,

- l’attestation montrant clairement que le médecin revendique sa qualité "d’oncle et de médecin" pour faire un "pré signalement ", et attirant surtout l’attention sur l’initiative qu'il a prise et jouant en défaveur de la mère de l’enfant[6]

- la rédaction par un psychiatre de plusieurs certificats pour une patiente en conflit avec son employeur, sans s’être borné à faire des constatations médicales qu’il aurait lui-même effectuées. Si le praticien pouvait rapporter les dires de sa patiente, selon le CNOM il a toutefois commis une faute en se les appropriant. Le fait que le praticien a été informé de la confirmation par le médecin-conseil du certificat initial  qualifiant de maladie professionnelle l’affection dont était atteinte la patiente, ne l’autorisait pas d’avantage à affirmer un lien de causalité directe entre l’affection et son milieu professionnel[7].

- la délivrance à une amie, en instance de divorce, d'un témoignage sur son mari par lequel un praticien entend attester de « faits objectifs médicaux et psychiatriques » et sans rien cacher de sa qualité de médecin, se positionnant ainsi en médecin qui dispense une attestation d’ordre médical : selon le CNOM il s'agit là d'une attestation tendancieuse et le praticien ne peut même pas prétendre s’être borné à procéder à un simple témoignage ne faisant apparaître sa qualité de médecin que pour répondre aux exigences légales en matière de témoignage[8]

-  la reprise à son compte des propos du patient qu’il n’avait pas lui-même constatés,[9] 

- le praticien qui ne fait aucune constatation médicale et qui exprime l’opinion selon laquelle les dires d'un enfant ne sont pas des affabulations tout en n'apportant pas de preuve pour appuyer cette opinion produit alors une attestation tendancieuse.[10]

- la "note technique " d'un médecin généraliste par ailleurs médecin de recours mandaté par la famille d'une patiente décédée concluant de façon affirmative à une méconnaissance des règles de l’art dans le suivi de la patiente à son domicile et à un retard de réaction du médecin traitant alors qu’il ne disposait que des documents communiqués par les ayants droit de cette patiente. Le Conseil d’État a jugé que ce médecin de recours devait être regardé comme ayant délivré un rapport tendancieux en méconnaissance des dispositions citées ci-dessus des articles R. 4127-38 et R. 4137-56 du code de la santé publique.[11]

Quant à la confraternité, c'est le respect des règles de bonne conduite entre personnes qui exercent le même métier, la médecine en l’occurrence. C'est, par exemple, ne pas médire un confrère. Il a ainsi été jugé que la « mise en cause tendancieuse du comportement professionnel  [d'un confrère] formulée sans prendre l’attache de ce dernier ni demander des renseignements complémentaires à [ce confrère], était constitutive d’un manquement au devoir déontologique de confraternité. »[12] Autrement dit, s'il se rend compte qu'il lui manque des éléments ou des renseignements pour établir objectivement son avis médical et s'il ne prend pas confraternellement attache avec son confrère avant de le mettre en cause professionnellement, le médecin de recours se met alors à la faute disciplinaire.

Le médecin de recours doit donc toujours veiller à produire un rapport dont l'objectivité sera irréprochable tout en respectant le sacro-saint principe de confraternité qui anime sa profession. A défaut, il s'exposerait à une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu'à l’interdiction d’exercer la médecine. Même si cela n'entre pas dans la culture des professionnels de la médecine, la multiplication des avis techniques des médecins de recours et surtout, des abus qui les accompagnent conduisent malheureusement beaucoup de leurs confrères à saisir les instances ordinales sur le fondement de l'établissement de rapports tendancieux et de la violation du principe de confraternité. 

D'expérience, nous savons que les dérapages de certains médecins de recours proviennent souvent du lien plus ou moins distant qu’ils ont avec le plaignant ou sa famille, voire même avec l’avocat du patient ou de sa famille. Ce lien peut être de toute nature : affectif, familial, amical, professionnel. Lorsque la distance entre le médecin, l'ami, le parent, le confrère ou le collègue, voire l’avocat n'est plus suffisante, l'objectivité et le professionnalisme du médecin de recours se fissurent et partant, se fragilisent dangereusement. La jalousie confraternelle est aussi une source non négligeable de dérives de certains médecins de recours. C'est ainsi que certains d'entre-eux n'hésitent pas, lorsqu'ils sont mandatés par un patient ou par sa famille et/ou par leur avocat, à « charger » le confrère de la même spécialité oubliant au passage, aveuglés qu'ils sont devenus, les principes d'objectivité et de confraternité précités. 

Face à ces dérapages de certains médecins de recours, les praticiens mis en cause n'hésitent plus aujourd'hui  - sur les conseils de leurs propres avocats - à saisir les instances ordinales pour défendre leurs intérêts mais aussi leur honneur professionnel. Toutefois, la faute déontologique et la faute civile ne se confondant pas forcément, la voie judiciaire leur est aussi opportunément proposée pour engager la responsabilité civile pour faute de leurs pourfendeurs. En effet, « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer »[13]. C'est aussi " le droit commun "[14] de la responsabilité civile également applicable aux médecins de recours. Cette action judiciaire pour faute[15] se résoudra notamment en dommages et intérêts.

Dans le monde médical, aussi, « la  confraternité est une bataille de fleurs artificielles[16] ». Une bataille qui a malheureusement - ou heureusement (?) - tendance à se déplacer sur le terrain judiciaire.

 Maître Bernard BOULLOUD

Avocat au Barreau de Grenoble


[1] Rapporteuse publique au Conseil d'État

[2]Conclusions du rapporteur public sur l'affaire n°418910 Mme Sophie-Justine LIEBER - Conseil d'État, 4ème et 1ère chambres réunies, 18 juillet 2018, 418910, Inédit au recueil Lebon

[3] Notamment pour défaut de conseil

[4] Rapporteuse publique au conseil d'État

[5] CE, 4e et 1re ch. réunies, 18 juillet 2018, n° 418910

[6] Conseil national de l'ordre des médecins, Chambre disciplinaire nationale, 19 juillet 2016, n° 12775

[7] Conseil national de l'ordre des médecins, Chambre disciplinaire nationale, 19 juillet 2018, n° 13557

[8]  Conseil national de l'ordre des médecins, Chambre disciplinaire nationale, 26 janvier 2016, n° 12456

[9] Conseil national de l'ordre des médecins, Chambre disciplinaire nationale, 1er juillet 2016, n° 12770

[10] CNOM, ch. disciplinaire nationale, 20 sept. 2016, n° 12448

[11] CE, 4e et 1re ch. réunies, 18 juill. 2018, n° 406470, Lebon

[12] CE, 4e et 1re ch. réunies, 18 juill. 2018, n° 418910

[13] Article 1240 du Code Civil

[14] Dont faisait allusion Madame Sophie-Justine LIEBER, Rapporteuse publique au conseil d'État

[15] Il faudra alors prouver une faute, un dommage (préjudices moral, d’image, professionnel etc.) et un lien de causalité entre la faute et le dommage

[16] Blasphèmes judiciaires (1908) de Charles Dumercy